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Travail et emploi
Droit du travail

Droit du travail et de l’emploi – novembre 2022

Table des matières

Jurisprudence récente

Droit de gestion de l’employeur concernant l’instauration d’un système de « pairage » pour les vacances estivales

Dans l’affaire Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de l’Estrie – CHUS[1], la plaignante, neuropsychologue, conteste le refus de l’employeur de lui accorder ses vacances la semaine du 10 juillet 2022 sous prétexte que sa collègue, possédant plus d’ancienneté, prend son congé annuel au cours de cette même période.

Le syndicat prétend, dans un premier temps, que l’employeur a exercé son droit de gérance de manière déraisonnable et, dans un deuxième temps, qu’il a confondu la couverture des vacances d’été et la surcharge de travail générale des neuropsychologues de l’établissement. De plus, il soutient que si les besoins de pairage peuvent être souhaitables, ils ne sont pas réalisables en 2022 étant donné l’absence de formation fournie à la plaignante pour assumer les tâches de sa collègue.

De son côté, l’employeur considère que la fixation des dates de vacances constitue un droit de gérance et que la préférence exprimée par les personnes salariées n’est pas absolue, devant céder le pas aux besoins du centre d’activités. En l’espèce, il prétend que c’est au syndicat qu’il revient d’assumer le fardeau de démontrer que la décision de l’employeur est déraisonnable. Il soutient en outre que la plaignante n’aura pas à effectuer toutes les tâches de sa collègue, mais devra assurer, avec une autre collègue, la prise en charge des cas urgents en bénéficiant du support nécessaire si cela est requis.

Dans son analyse, le Tribunal d’arbitrage affirme qu’il est reconnu par la très grande majorité des arbitres que la date des congés annuels est fixée par l’employeur selon les besoins du service et, dans le cas présent, des particularités du centre d’activités. En établissant des quotas, c’est-à-dire en déterminant le nombre de personnes pouvant partir en vacances en même temps, l’employeur exerce son droit de direction en la matière. Ainsi, les préférences exprimées par les personnes salariées servent à répartir entre elles les vacances disponibles selon le quota établi par l’employeur.

La preuve révèle qu’il n’y a que trois neuropsychologues à l’emploi de l’employeur et celles-ci exercent des responsabilités importantes qui ne peuvent être confiées à d’autres catégories de salariés. Bien qu’il est vrai que la plaignante ne pourrait pas assumer toutes les tâches de sa collègue pendant son absence, ce n’est pas ce qui lui est demandé. Au contraire, la chef de service assure qu’elle va respecter les champs de compétence de chacune et que du support pourra être offert pour permettre de mieux assumer certaines fonctions. L’arbitre conclut qu’il n’apparaît pas déraisonnable, abusif ou arbitraire de fixer un quota d’une personne à la fois pouvant prendre sa période de congé annuel pendant l’été 2022 afin de répondre aux besoins de la clientèle. La plaignante étant la salariée possédant le moins d’ancienneté, l’employeur était bien fondé à ne pas respecter sa préférence exprimée pour la semaine du 10 juillet 2022.

Pour ces motifs, le Tribunal rejette le grief.

La demande de révision et la notion de « motif raisonnable » en vertu de la loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles

Dans l‘affaire Bechlem et Entrepôt The Brick[2], le travailleur présente, le 21 avril 2021, une demande de révision de la décision de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (ci-après « CNESST ») ayant refusé sa réclamation. La CNESST refuse de procéder à la révision de la décision, au motif que la demande de révision a été déposée à l’extérieur du délai prévu à la Loi sur les accidents du travail et maladies professionnelles[3] (ci-après « Loi »). Le travailleur conteste alors cette décision devant le Tribunal administratif du travail (ci-après « TAT ») et prétend avoir des motifs raisonnables pour ne pas avoir respecté le délai de 30 jours de la notification de la décision en vertu de l’article 358 de la Loi.

Il invoque une combinaison de problèmes physiques et psychiques afin d’expliquer son retard. De son côté, l’employeur prétend que le travailleur a été en mesure de s’occuper de ses affaires et qu’il n’a pas démontré de motif raisonnable permettant de le relever de son défaut.

La notion de « motif raisonnable » n’est pas définie dans la Loi, mais a fait l’objet d’une importante jurisprudence que l’on peut résumer ainsi : une notion large permettant de considérer un ensemble de facteurs susceptibles d’indiquer, à partir notamment des faits, des démarches, des comportements, de la conjoncture et des circonstances, si une personne a un motif non farfelu, crédible et qui fait preuve de bon sens, de mesure et de réflexion.

Le TAT estime que l’ensemble de la preuve démontre que le travailleur avait des motifs raisonnables de ne pas avoir déposé sa demande de révision dans le délai de 30 jours. Lorsque la décision de la CNESST est envoyée en décembre 2022, le travailleur est en dépression majeure, il prend de la médication et il est en arrêt de travail. Il a de plus subi un infarctus et est en période d’invalidité jusqu’au 26 février 2021. Or, un travailleur en dépression majeure qui sort de l’hôpital après un infarctus est certainement en invalidité totale et aucune inaction avant le 26 février 2021 ne peut lui être reprochée. Pour ce qui est du délai entre les mois de février 2021 et 21 avril 2021, le travailleur est en arrêt de travail pour deux conditions distinctes, soit en raison de son infarctus et d’une dépression majeure. On ne peut certainement pas demander au travailleur d’être proactif au cours de cette période.

Le TAT conclut qu’un travailleur qui souffre d’une lésion psychique identifiée médicalement, importante et incapacitante, combinée au fait d’avoir subi un infarctus, d’avoir été opéré et d’avoir dû récupérer en même temps qu’il était en dépression majeure constitue certainement des motifs raisonnables.

Le TAT déclare recevable la demande de révision déposée par le travailleur.

Le rappel au travail et les conséquences de son refus

Dans l‘affaire Association internationale des machinistes et des travailleurs de l’aérospatiale et Swissport Canada inc.[4], l’employeur, qui œuvre dans le secteur aérien, a dû procéder à une mise à pied importante dans le contexte de la pandémie de COVID‑19. Avec la reprise graduelle des activités aériennes, l’employeur a rappelé les plaignants au travail. Ceux-ci ont tous refusé le rappel puisque les heures offertes ne comblaient pas un horaire à temps plein. Face à ce refus de revenir au travail, l’employeur a mis fin à l’emploi de 16 travailleurs en invoquant l’application des principes de la perte d’ancienneté enchâssés dans la convention collective. L’arbitre Amal Garzouzi devait donc déterminer si l’employeur a rappelé les plaignants au travail conformément aux dispositions de la convention collective, décider si le refus de retour au travail était justifié dans les circonstances et statuer si un tel refus pouvait entraîner la rupture du lien d’emploi.

Le Tribunal administratif du travail (ci-après « TAT ») conclut d’abord que l’employeur a agi conformément aux dispositions de la convention collective en procédant au rappel au travail des plaignants selon l’ancienneté dans l’ordre de classification. Ensuite, le TAT rejette la prétention du syndicat à l’effet que d’accepter le retour au travail pour un nombre d’heures inférieur à un horaire à temps plein aurait placé les plaignants dans une situation financière précaire.

Même si une preuve convaincante a été soumise pour établir la précarité économique dans laquelle le retour au travail aurait placé les plaignants, le TAT conclut qu’il ne s’agit pas d’une « raison suffisante » au sens de la convention collective et que le refus de retour au travail n’est pas justifié dans les circonstances. De plus, comme la convention collective ne prévoit pas de garantie d’heures, la thèse du syndicat à l’effet qu’un employé à temps plein pourrait « exiger » une garantie d’heures est rejetée.

Le TAT conclut que la conséquence de ne pas revenir au travail après un rappel est une perte d’ancienneté et que celle-ci entraîne, dans le cas sous étude, la perte d’emploi.

Les agissements de l’employeur avant la cessation d’emploi ont été empreints de bonne foi et ce dernier a rappelé les plaignants à plusieurs reprises afin de discuter de la situation et d’éviter les conséquences annoncées du refus. Ces agissements dénotent un désir de clémence et une tentative d’éviter la désolante situation dans laquelle se retrouvent les parties.

Pour ces motifs, le grief est rejeté.

La cour d’appel se prononcera sur un jugement de la cour supérieure ayant confirmé la validité d’une garantie d’emploi à vie

La Cour supérieure a récemment rendu une décision dans l’affaire Gloutnay c. Rozon[5] dans laquelle elle confirme que les clauses de garantie d’emploi consenties dans les contrats de travail ont plein effet en droit.

Les faits propres à cette affaire se déclinent de la manière suivante : M. Gloutnay (ci-après l’ « ex-employé »), alors qu’il comptait 25 ans de services chez Groupe Juste Pour Rire inc. (ci-après « ex-employeur »), a été licencié par les nouveaux acquéreurs de l’entreprise qui ont décidé d’abolir son poste. Vu sa terminaison d’emploi et croyant bénéficier d’une garantie d’emploi à vie, l’ex-employé poursuit non seulement son ex-employeur, mais également son ex-président fondateur et certaines autres personnes morales du groupe pour lesquelles il aurait déjà fourni des services. Dans ses procédures devant la Cour supérieure, il réclame sa réintégration, le paiement du salaire perdu, en plus des dommages-intérêts.

Dans le cadre de son analyse, la Cour s’est prononcée sur cinq questions en litige.

Dans un premier temps, la Cour affirme que l’engagement d’un emploi à vie subsiste malgré la vente des parts de l’ex-président qui a engagé la responsabilité de l’ex-employeur. Ainsi, les nouveaux acquéreurs sont liés par cette garantie. Or, la Cour précise que seul l’ex-employeur (et non l’ensemble de ses filiales) peut être tenu responsable du non-respect de cette entente.

Dans un deuxième temps, la Cour confirme qu’une garantie d’emploi à vie, telle qu’elle a été stipulée, n’est pas contraire à l’ordre public quant à sa durée, rejetant ainsi les prétentions des défenderesses. En reprenant les principes de la Cour d’appel dans l’affaire Selick[6], la Cour mentionne qu’il n’est pas nécessaire de qualifier la durée de l’engagement au sens de l’article 2086 du Code civil du Québec comme étant déterminée, indéterminée ou sui generis. Dans un cas pareil, il faut chercher l’intention des parties. En l’espèce, l’engagement, tel qu’il a été stipulé, prévoyait une garantie à sens unique pour l’employeur.

Dans un troisième temps, le tribunal ordonne (une première pour un tribunal civil) la réintégration du demandeur dans son poste bien qu’il ait été aboli. De ce fait, il donne préséance à la force obligatoire du contrat. Il soutient que les défenderesses ne pouvaient abolir le poste sans contrevenir à l’engagement de maintenir le demandeur dans ses fonctions. Cette situation se distingue donc des autres cas de figure de terminaison d’emploi en matière civile.

Dans un quatrième temps, le tribunal limite l’étendue de l’obligation de mitiger les dommages à la recherche uniquement des emplois dans le même domaine que celui qui a été perdu, considérant que la garantie d’emploi se limite au maintien de mêmes fonctions.

Dans un dernier temps, la Cour accorde des dommages moraux d’une valeur de 20 000 $ pour pallier la détresse psychologique occasionnée par le bris de l’engagement.

Nous portons à votre attention qu’à l’heure d’écrire ces lignes, une déclaration d’appel a été logée par les défenderesses et qu’une requête en rejet d’appel a été rejetée par la Cour d’appel.

L’autonomie décisionnelle du tribunal administratif du travail l’emporte sur la cohérence décisionnelle

 

Dans l’affaire Centre de services scolaire Marie-Victorin[7], la Direction de la révision administrative de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (ci-après « CNESST ») refuse d’accorder à l’employeur un transfert de l’imputation du coût des prestations reliées aux lésions professionnelles de 11 travailleurs. L’employeur conteste alors la décision de la CNESST pour chacun de ces dossiers. À des fins d’enquête et d’audition communes devant le Tribunal administratif du travail (ci-après « TAT »), les contestations ont été regroupées.

Considérant que le TAT est également saisi d’autres dossiers impliquant les mêmes parties et suscitant la même question de fond, la CNESST demande la suspension de l’audience des 11 présents dossiers, et ce, dans l’attente que le TAT rende sa décision en révision dans le cadre des autres dossiers. L’employeur, quant à lui, s’oppose à la requête en suspension, estimant que la requête en révision ne peut les empêcher de procéder sur les présents dossiers.

Dans son analyse, le TAT rejette tout d’abord l’argument de la CNESST selon lequel les critères élaborés dans l’arrêt Manitoba (Procureur général) c. Métropolitain Stores Ltd.[8]pour déterminer si une demande de suspension doit être accordée trouvent application devant une instance administrative. Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada avait assujetti les règles de la suspension de l’instance à celles de l’injonction interlocutoire.

Le TAT est d’avis qu’une demande de suspension s’assimile davantage à une demande de remise, laquelle est assujettie aux Règles de preuve et de procédure du Tribunal administratif du travail[9](ci-après « Règles »). Après un survol de la jurisprudence, le TAT retient que le seul véritable critère qui justifie la suspension d’une instance est l’intérêt de la justice. Ce critère est conforme aux principes directeurs énoncés dans les Règles et correspond à celui qui permet d’accorder une demande de remise, soit que les motifs invoqués sont sérieux et que les fins de la justice le requièrent.

Bien que le TAT retienne un risque de jugements contradictoires entre la décision à être rendue dans les autres dossiers et la présente affaire, il rejette la requête en suspension de l’instance. D’abord, la règle du stare decisis ne s’appliquant pas, le TAT bénéficie d’une grande autonomie décisionnelle et la suspension des présents dossiers n’éliminerait pas ce risque.

Ensuite, le TAT estime que son autonomie décisionnelle ainsi que les objectifs de souplesse, de simplicité et de célérité ont préséance sur la cohérence décisionnelle et le risque de décisions contradictoires.

Pour ces motifs, le TAT rejette la requête en suspension de l’instance présentée par la CNESST.