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Invoquer la protection du patrimoine culturel peut constituer de l’expropriation déguisée

Table des matières

Commentaire sur la décision SBFD inc. c. Ville de Saint-Augustin-de-Desmaures : le processus d’expropriation et la conservation d’un domaine patrimonial

Résumé

L’auteure commente cette décision dans laquelle la Cour supérieure du Québec établit que la conservation d’un domaine patrimonial n’est pas une justification raisonnable qui permet de passer outre le processus de l’expropriation prévu dans la loi.

Introduction

SBFD inc. c. Ville de Saint-Augustin-de-Desmaures[i] est une décision qui établit que le fait pour une municipalité d’interdire toute construction pour des motifs de protection du patrimoine culturel peut constituer de l’expropriation déguisée.

Ainsi, la Cour supérieure condamne la municipalité à payer une indemnité pécuniaire de 138 000 $ au propriétaire pour expropriation déguisée après que celle-ci ait eu tenté d’invoquer la protection d’un domaine patrimonial afin de justifier sa démarche visant à empêcher toute construction sur ce dernier.

I - Les faits

Le demandeur SBFD inc. est un récent propriétaire d’un lot (le « lot ») situé à proximité d’un site patrimonial nommé Domaine des pauvres (le « Domaine ») sur le territoire de la Ville de Saint-Augustin-de-Desmaures (la « Ville »).

En 2019, le demandeur débute les démarches afin de construire une résidence unifamiliale sur le lot et la Ville lui délivre tous les permis nécessaires à cet effet. Plus tard au courant de l’année, en estimant que la décision d’émettre ces autorisations était erronée, la Ville décide tout d’abord d’effectuer une demande auprès du ministère de la Culture et des Communications afin de lui permettre d’évaluer la pertinence de protéger le site du Domaine. Selon la Ville, ce site pourrait avoir une valeur historique. Malgré le refus du ministère, la Ville émet tout de même une ordonnance en vertu de la Loi sur le patrimoine culturel[i] et adopte des règlements qui citent le Domaine comme étant une zone à protéger et sur laquelle toute nouvelle construction est prohibée.

Lors d’une séance du conseil municipal, à la suite d’une question du représentant de SBFD inc., le maire explique les agissements de la Ville de la façon suivante : « vous êtes propriétaire d’un terrain, mais vous ne pouvez pas construire dessus et puis vous ne pouvez pas rien faire dessus… on ne vous doit rien et c’est toute… on peut s’asseoir avec vous en temps et lieu et essayer de voir s’il n’y a pas quelque chose qu’on pourrait faire pour essayer de, je ne sais pas quel terme utiliser là minimiser, mitiger, diminuer votre préjudice »[ii].

II - Le jugement de la Cour supérieure

En se penchant sur les critères de l’expropriation déguisée établis dans l’arrêt de principe Ville de Lorraine[i] de la Cour suprême, la Cour supérieure conclut qu’il y a, dans le présent contexte, expropriation déguisée et que le demandeur est en droit d’obtenir une indemnité pécuniaire de 138 000 $ pour la valeur du lot.

En adoptant les règlements en litige, l’intention principale de la Ville consistait à protéger le Domaine, et sa valeur jugée patrimoniale, en se basant sur la Loi sur le patrimoine culturel[ii]. Cependant, le processus de cette loi prévoit, aux articles 138 et 143, une possibilité de nouvelle construction en conformité avec les orientations établies par le conseil. La Ville n’a toutefois pas adopté d’orientation.

Afin de motiver sa décision de protéger le Domaine, la Ville avait mandaté un architecte dont la recommandation principale était de ne permettre aucune construction sur le lot. Cela dit, l’architecte a tout de même présenté quelques recommandations pour une possible intégration d’une construction sur le site patrimonial. La Ville a toutefois maintenu sa position selon laquelle le lot doit demeurer vacant afin de préserver son statut patrimonial et n’a retenu qu’une partie de ce rapport.

En conséquence, l’honorable France Bergeron, j.c.s., conclut, en regard des agissements de la Ville et de sa nouvelle réglementation que, dépourvu de véritables critères permettant d’octroyer ou non un permis de construction, le pouvoir du Conseil de la Ville laisse place à l’arbitraire. De plus, compte tenu du fait que l’utilisation raisonnable pour la construction d’une résidence unifamiliale sur le lot n’est pas possible, alors qu’initialement le lot était acquis dans ce but précis, il y a eu une expropriation déguisée.

La Ville doit donc indemniser les demandeurs pour la valeur du lot, les frais engagés pour le début du projet de construction, pour le préjudice moral subi ainsi que pour les taxes municipales payées depuis l’expropriation.

III - Le commentaire de l'auteur

Depuis quelques années l’expropriation déguisée est devenue un sujet tendance devant les tribunaux. Alors qu’un minime changement de réglementation municipale peut affecter les droits de plusieurs citoyens, la Cour d’appel expliquait en 2019 que pour qu’un règlement soit considéré comme ayant un effet d’expropriation déguisée, il doit « équivaloir à une négation absolue de l’exercice du droit de propriété, c’est-à-dire en rendre l’usage impossible ou encore équivaloir à une véritable confiscation de l’immeuble »[1]. Ainsi, une simple diminution de la valeur d’un immeuble résultant de l’imposition de restrictions réglementaires sur l’usage d’un terrain n’équivaut pas à une expropriation[2].

Alors qu’une grande majorité des décisions judiciaires traitent généralement de l’expropriation déguisée dans le contexte de la modification du règlement de zonage et de l’application de la Loi sur l’aménagement de l’urbanisme[3], la présente décision nous permet d’analyser pour la première fois une tentative d’application de la Loi sur le patrimoine culturel[4] en pareilles circonstances. Malgré un motif d’intérêt de protection du Domaine patrimonial, cette tentative a néanmoins été considérée comme de l’expropriation déguisée.

En l’espèce, l’interdiction de construction sur le terrain du Domaine, pourtant possible avant l’adoption de la réglementation par la Ville, a été considérée comme une négation absolue de l’exercice du droit de propriété.

Dans le cadre de son analyse, la Cour rappelle le pouvoir discrétionnaire d’expropriation prévu à l’article 147 de la Loi sur les cités et villes[5]. En l’espèce, la Ville connaissait le potentiel patrimonial du Domaine et choisissait de ne pas exercer son pouvoir d’expropriation avant de procéder à sa tentative de sauvegarde. La Cour a donc conclu que le demandeur est en droit « de recevoir une indemnité en fonction de l’évaluation la plus avantageuse à l’exproprié »[6].

En outre, bien que le succès d’un recours en expropriation déguisé ne soit pas communément lié à la preuve d’une faute commise par une ville, la Cour supérieure a, dans le présent cas, pris en compte le comportement jugé abusif de l’administration municipale. Ainsi, la Ville a été condamnée à payer montant de 5 000 $ pour le préjudice moral, stress et inconvénient.