Fermer
Recherche:
Nouvelles
Administratif

Me Patrice Ricard dans La Référence

Table des matières

Notre associé, Me Patrice Ricard, a publié une chronique dans la revue La Référence. Intitulé « Le sursis à la lumière de l’article 17 de la Loi concernant l’expropriation », ce texte propose une analyse approfondie de la récente modification législative.

Depuis l’entrée en vigueur de l’article 17, la contestation du droit de l’expropriant n’entraîne plus automatiquement le sursis de la procédure d’expropriation, à moins que la Cour supérieure ne l’ordonne. Me Ricard y examine les décisions judiciaires rendues à ce jour sur les demandes de sursis présentées dans ce contexte.

Une lecture essentielle pour toute personne intéressée par l’évolution du droit de l’expropriation au Québec.

 

 

INTRODUCTION

Les jugements discutés sont Pelletier c. Ville d’Alma et al. 1, 9379-1242 Québec inc. c. Ville de Sept-Îles et al. 2, Société immobilière 2081-2083 Marie-Victorin inc. c. Ville de Varennes et al. 3, 9351-2663 Québec inc. c. Ville de Mont-Tremblant et al. 4 et Devco Développement inc. et Gestion ID1 inc. c. Ville de Saint-Bruno-de-Montarville et al. 5.

L’auteur abordera d’abord les éléments de convergence entre ces jugements pour ensuite discuter de ce qui les distingue quant à l’appréciation du droit et des faits.

I– LES ÉLÉMENTS DE CONVERGENCE DES JUGEMENTS À L'ÉTUDE

Ces jugements reconnaissent l’inversion apportée par l’article 17 de la Loi concernant l’expropriation 6 (ci-après « LCE ») en ce que c’est désormais à l’exproprié de demander un sursis des procédures d’expropriation alors que celui-ci était auparavant automatique, lors d’une contestation de la légalité. Chaque affaire s’en réfère également aux critères généraux définis par l’arrêt Procureur général du Manitoba c. Metropolitan Stores Ltd. 7, soit :

  • l’apparence de droit ;
  • l’existence de préjudices sérieux ou irréparables en l’absence de sursis ;
  • la balance des inconvénients.

L’apparence de droit

Sur l’apparence de droit, les jugements sont d’avis pour reconnaître que ce critère ne constitue pas un obstacle difficile à traverser en matière d’expropriation ; l’examen prima facie doit démontrer une question sérieuse et non pas futile ou vexatoire. Ce pas est franchi dans ces affaires, où est plaidée, comme c’est souvent le cas, la mauvaise de foi de l’expropriant et le fait que ce dernier poursuit une fin oblique dans son geste d’expropriation.

II– LES DISTINCTIONS DANS LES JUGEMENTS À L'ÉTUDE QUANT À L'APPRÉCIATION DU DROIT ET CONCERNANT LES FAITS

A. Le préjudice sérieux

 

Le critère du préjudice sérieux ou irréparable entraîne un débat plus substantiel. Dans l’affaire Saint-Bruno-de-Montarville, à l’instar de l’affaire Alma, le tribunal est d’avis que plus le droit est apparent, moins les autres critères sont névralgiques et ont besoin d’un examen serré. Ainsi, dans l’affaire Alma le tribunal déclare que plus le droit est apparent, plus le préjudice sera sérieux. Il s’appuie à cet égard sur les droits fondamentaux en cause que sont la jouissance paisible et la libre disposition de ses biens, selon la Charte des droits et libertés de la personne 8. Sans qualifier la qualité du droit apparent, le tribunal dans l’affaire Alma indique que si l’expropriation est faite pour des raisons obliques, ces dernières ne peuvent constituer une atteinte valable à ces droits fondamentaux. Par cette approche, le tribunal détermine qu’il y aurait un préjudice sérieux, même irréparable, si le sursis n’était pas ordonné.

Dans les affaires Sept-Îles et Varennes, les faits veulent que, suite à l’expropriation, les villes entendaient céder les immeubles à des tiers. Sur cet aspect particulièrement, le tribunal conclut à un préjudice sérieux et irréparable, non pas en vertu d’allégations d’illégalité des cessions, mais parce que les débats au fond pouvaient devenir théoriques, vu l’opposabilité présumée à la partie expropriée de la cession à un tiers.

Dans l’affaire Mont-Tremblant, le tribunal rejette l’argument voulant que le préjudice sérieux soit celui même qui résulte de l’expropriation : « si le transfert temporaire du titre de propriété à l’autorité expropriante était en soi considéré comme un préjudice irréparable, alors ce critère sera satisfait dans chaque dossier d’expropriation » 9. Le tribunal se dit d’avis que le préjudice à considérer est celui que subirait l’exproprié durant l’instance, si sa contestation devait plus tard être accueillie. Sous cet angle, la cession de l’immeuble à des tiers avant un jugement sur la contestation était aussi à prendre en considération à titre de préjudice sérieux. Toutefois, Mont-Tremblant s’est engagée pendant l’audience à donner un préavis avant une aliénation, et il appert que cela ait satisfait le tribunal de l’absence de préjudice sérieux et irréparable, le conduisant à rejeter la demande de sursis.

L’affaire Mont-Tremblant insiste particulièrement sur l’intention du législateur de rompre avec le passé et d’éviter que les procédures d’expropriation soient à chaque fois suspendues lors d’une contestation. Un parallèle est fait avec la formulation du second alinéa de l’article 530 C.p.c. similaire à celle de l’article 17 LCE, pour rappeler que les tribunaux avaient qualifié le sursis, dans ce contexte, de mesures « exceptionnelles ».

Enfin, dans l’affaire Saint-Bruno-de-Montarville, le tribunal conclut à l’existence d’un préjudice sérieux et irréparable, « dans une certaine mesure ». Le tribunal en vient à ce constat mitigé en raison de l’intention de la Ville de démolir des bâtiments, ce qui aurait pour effet de réduire les activités de location de l’une des demanderesses et que l’autre demanderesse devrait déplacer son bureau d’affaires, alors que par ailleurs, il constata qu’« [e]n l’espèce, les demanderesses n’ont aucunement démontré qu’elles risquaient, advenant l’absence de sursis, d’être obligées de cesser l’exploitation de leur [sic] entreprises respectives de développement immobilier ni qu’elles seraient elles-mêmes affectées de façon sérieuse, outre les pertes de loyers et les frais de relocalisation pour l’installation de bureaux (dans le cas d’ID1) » 10.

B. La balance des inconvénients

Sur la balance des inconvénients, le tribunal dans l’affaire Alma est d’avis que la prépondérance favorise le sursis, puisque l’audition au fond n’est fixée que deux mois plus tard. La Ville ne pouvait souffrir trop longtemps d’un préjudice, selon le tribunal.

De façon similaire, dans l’affaire Sept-Îles, le tribunal considère qu’il n’y a pas d’inconvénients véritables pour la Ville, outre peut-être un retard de son projet. Compte tenu de la diligence exprimée par les parties pour mettre en état le dossier, le tribunal est d’avis qu’il n’y a pas de réelles discussions à entretenir sur la balance des inconvénients.

Les affaires Varennes et Mont-Tremblant diffèrent quant à l’analyse de la balance des inconvénients. Dans Varennes, le tribunal s’en remet au sérieux des questions plaidées pour décider que l’intérêt public ne fait pas le poids dans la balance des inconvénients. Dans Mont-Tremblant, l’intérêt public est favorisé après avoir soupesé les inconvénients réels existants aux deux parties. Au final, le tribunal s’appuie sur le principe que les lois sont réputées adoptées dans l’intérêt public et le bien commun. Il ajoute que la suspension de l’expropriation « impliquerait un dommage irréparable à l’intérêt public ».

L’affaire Saint-Bruno-de-Montarville reconnaît aussi que l’intérêt public se présume et que la Ville n’a pas à en faire la preuve. Ainsi, le tribunal écrit-il, qu’une suspension de la mesure prise par la Ville implique un dommage sérieux ou irréparable présumé. D’un point de vue pratique, par ailleurs, le tribunal est d’avis que le retard dans les projets de la Ville, que sont l’agrandissement de la Place du Village et la création d’espaces verts, n’est pas un inconvénient prépondérant lorsque comparé au préjudice que font valoir les demanderesses. Ce préjudice étant l’impossibilité pour celles-ci de récupérer les bâtiments s’ils étaient démolis, advenant l’accueil de la contestation ; la preuve à ce sujet rapportée par le tribunal indiquait que, dans un premier temps, les demanderesses avaient elles-mêmes l’intention de démolir les bâtiments, alors que cela fut nié ensuite pour une partie de ceux-ci, par le représentant des demanderesses lors de son interrogatoire sur sa déclaration solennelle à l’appui de la demande de sursis.

III– LE COMMENTAIRE DE L'AUTEUR

Dans l’affaire Alma, la cession à des tiers ne possédant pas de pouvoir d’expropriation, en contravention présumée à la Loi, fut suffisante au tribunal pour conclure que « [l]a simple possibilité qu’il puisse être [l’exproprié] privé de son droit fondamental

si l’expropriation était jugée nulle » 11, constituait un préjudice sérieux. Il faut dire que la prépondérance des inconvénients favorisait aussi le sursis selon le tribunal, lequel considéra grandement que la contestation allait être entendue dans peu de temps et qu’« il serait pour le moins injustifiable de refuser ce sursis » 12. Par ailleurs, si on s’appuie sur le paragraphe 37 de l’affaire Mont-Tremblant, il pourrait en être autrement lorsque le dossier apparaît devoir exiger une mise en état « longue et complexe », retardant pour une « période considérable » les projets de la Ville. Le tribunal ajoutant plus loin : « En ce sens, l’intérêt public favorise le rejet du sursis ».

Les affaires Varennes, Sept-Îles et Saint-Bruno-de-Montarville précisent qu’il faut se préoccuper du préjudice sérieux ou irréparable que subirait l’exproprié durant l’instance, dans l’hypothèse où sa contestation était accueillie. En raison particulièrement de la notion de préjudice irréparable, la cession prévue à des tiers, rendant hasardeuse la possibilité de rétrocession, fut un élément déterminant dans les affaires Varennes et Sept-Îles. Quoique la cession à des tiers pendant cette période des immeubles expropriés puisse constituer peut-être une situation irréversible, ce ne sont pas toutes les situations pouvant survenir durant l’instance qui devraient être considérées au même titre. Par exemple, il est commun que l’expropriant souhaite entreprendre ses travaux le plus tôt possible et, de ce fait, modifie la consistance du droit exproprié. Même si une telle situation peut requérir une certaine remise en état advenant une annulation de l’expropriation, devrait-elle ouvrir la porte chaque fois à un sursis ? Une expropriation entraîne habituellement, sinon normalement, l’exécution de travaux sur la chose expropriée. Même si la Loi stipule que les contestations d’expropriation doivent être instruites et jugées d’urgence, les délais pour être entendus dans certains cas peuvent demeurer longs, paralysant d’autant les travaux à la source du geste d’expropriation, comme souligné dans l’affaire Mont-Tremblant 13. Cet élément temporel apparaît devoir être considéré pour donner effet à la nouvelle règle prévoyant l’absence de suspension automatique, favorisant l’intérêt public.

Des démolitions complètes ou partielles, des modifications au cadre bâti, peuvent être au programme de bien des expropriations. Si de tels travaux sont des conséquences habituelles admises en expropriation, leurs suspensions durant l’instance, ne stériliseraient-elles pas la nouvelle règle dans de trop nombreux dossiers ? L’expropriant devrait-il laisser intact l’immeuble exproprié pendant toute l’instance de contestation, pour éviter qu’un sursis ne soit ordonné ? À quel moment le préjudice devient-il sérieux ou irréparable ? L’affaire Mont-Tremblant donne l’exemple de forcer « un propriétaire de quitter sa résidence ou de cesser l’exploitation de son entreprise » 14 comme préjudice sérieux ou irréparable pendant l’instance.

Hormis de tels cas et d’autres comparables, l’exécution de travaux, incluant les démolitions, ne devrait-elle pas être considérée comme un préjudice indemnisable ?

Lorsqu’un préjudice n’est pas irréparable, les tribunaux concluent habituellement qu’il n’est pas nécessaire de tenir compte de la balance des inconvénients. À cette étape, l’affaire Mont-Tremblant cite madame la juge Dominique Poulin comme suit : « À l’étape d’une demande en sursis, il est également présumé que leur suspension impliquerait un dommage irréparable à l’intérêt public » 15. L’affaire Mont-Tremblant cite aussi M. le juge Brossard voulant que cette présomption au bien commun existe « sans qu’il y ait lieu d’exiger la preuve à cet effet ou que la mesure est effectivement à l’avantage du public ou a réellement cet effet » 16. L’importance de l’intérêt public, même présumé, est ainsi fondamentale, puisque son non-respect est passible, lui aussi, de causer un dommage irréparable. Si plus le droit apparent est manifeste, plus le préjudice est sérieux, le défaut de démontrer la suffisance de ces critères doit faire prévaloir l’intérêt public. C’est pourquoi la preuve administrée par la Ville dans l’affaire Mont-Tremblant, concernant des besoins pressants de la Ville en logements abordables, aurait pu de pas être nécessaire vu l’absence de préjudice sérieux ou irréparable. En fait, cette preuve rapportée et dont l’utilité n’est pas entièrement écartée par le tribunal, peut suggérer l’existence d’un fardeau de démontrer que la mesure est à l’avantage du public, et ce, malgré la présomption.

Compte tenu des effets communs et prévisibles découlant d’une expropriation sur les immeubles qu’elle vise et les délais importants pour mener à terme une instance sur sa légalité, l’intention législative, en modifiant la règle antérieure, pouvait vraisemblablement entrevoir que, sauf exception confirmant l’existence d’un préjudice sérieux, une bonne partie des préjudices est indemnisable en expropriation. Le choix du législateur avec le nouvel article 17 LCE n’était-il pas de ramener à l’avant-plan l’intérêt public au su et au vécu des effets du sursis automatique qui s’opérait auparavant ?

  1. le juge Ferland s’est exprimé à ce sujet :

Cet article est en effet de droit nouveau, et il modifie radicalement l’approche qui avait jusqu’à récemment cours en vertu de l’ancienne Loi sur l’expropriation. 17

De l’avis du Tribunal, on ne peut ignorer la volonté exprimée par le législateur de s’assurer que les procédures d’expropriation ne soient plus systématiquement suspendues dès que le droit à l’expropriation est contesté. Il faut donc se garder de donner au sursis prévu par l’article 17, al. 2 L.E. une interprétation tellement large que la suspension des procédures deviennent une forme d’automatisme. 18

Dans l’affaire Saint-Bruno-de-Montarville, bien que le tribunal dit concevoir que les allégations de la mauvaise foi puissent

« sembler hautement discutables » 19, il conclut « qu’une question sérieuse est soulevée » par les demanderesses, alors que la preuve annoncée « ne semble pas nécessairement prometteuse à ce stade-ci » 20. Cette nouvelle règle de l’article 17 LCE, malgré une démolition envisagée, aurait peut-être pu trouver application dans cette affaire, alors que l’apparence de droit était mince et qu’il n’y avait pas de conséquence sérieuse pour les entreprises.

Cela dit, M. le juge Frédéric Bachand de la Cour d’appel a rejeté la demande de permission d’en appeler du jugement de

 

sursis, rappelant d’abord qu’une telle permission n’est accordée que dans des circonstances exceptionnelles, puis constatant qu’une retenue devait s’imposer en raison de l’exercice minutieux et sans faiblesse apparente, du pouvoir discrétionnaire de la première juge. Il ajouta que cette retenue implique qu’une cour d’appel ne peut intervenir simplement parce qu’elle aurait exercé ce pouvoir différemment 21.

 

* Me Patrice Ricard, associé chez Bélanger Sauvé et chef de la section de droit administratif et municipal, est spécialiste en fiscalité municipale et en expropriation pour les corps publics.