Conjuguer protection de l’environnement et droit de propriété
Table des matières
On parle beaucoup de protection de l’environnement, mais assez peu du droit de propriété. Or, protéger l’environnement implique le plus souvent de limiter le droit de propriété, ce qui mène à d’incessants conflits entre l’État et les propriétaires. Pourquoi ?
Difficile de le savoir sans une perspective historique sur quelques siècles.
Être propriétaire au Moyen Âge ne confère que des droits limités. Dieu est propriétaire de tout, l’homme est au mieux son usufruitier (un genre de locataire), et le roi, oint par Dieu, accorde des droits qui se superposent les uns sur les autres. Ce deal divin implique de laisser aux paysans l’usage de vastes espaces communs et de ressources naturelles pour assurer leur subsistance (les commons). La vie y est foncièrement communautaire et précaire. La Nature, mystérieuse et cruelle, domine l’homme, et de loin. Le droit est adapté à cette réalité coutumière, qu’on appelle le féodalisme.
Newton arrive. Il est moderne, scientifique et formidablement intelligent. Il fait la démonstration indirecte que le dominion de Dieu, soit sa domination sur tout ce qui ne s’explique pas, trouve sa raison dans la science. En quelques années, Dieu descend sur Terre (lire : Dieu prend une débarque considérable) et perd le privilège d’être l’auteur et la source de tous les mystères. Consacrer la raison, c’est comprendre cette Nature effrayante qui nous oppresse et faire miroiter d’innombrables possibilités de succès et de richesses. Mais pour dominer la Nature, cultiver à grande échelle ou posséder des millions de moutons dont la laine habillera l’Europe tout entière, il faut changer le cours des choses et privatiser les espaces communs (soit l’équivalent actuel de l’air et de l’eau).
Le droit s’éloigne alors de la coutume et, comme la science, s’ancre dans la raison. La preuve d’un droit implique, comme pour le fait scientifique, l’analyse des faits.
La propriété devient le fait qu’on tente de démontrer. Pour ce faire, on puise dans le droit romain. Les res nullius apportent la solution à cet épineux problème. Alors qu’en théorie ce qui n’appartient à personne appartient à tous (ce sont les res communis), les res nullius admettent le contraire : ce qui n’appartient à personne peut être pris par un seul individu. Les espaces communs disparaissent au profit du capital et les paysans deviennent alors les ouvriers de ce nouveau régime d’extraction et de production à grande échelle : le capitalisme.
Toutes les colonies seront érigées sur ce principe. Exit donc les res communis. Puisqu’on pense à grande échelle, le droit invente la personne morale, créature de droits, mais de peu d’obligations, qui écume les mers, les richesses des colonies et fonde des pays, alors de vastes entreprises commerciales. Pensons à la VOC des marchands hollandais, plus riche à elle seule que le groupe formé des Big Fives (GAFAM). Le droit s’arrime à ce nouveau paradigme et s’adapte à cette vision sans réserve du droit de propriété, fondamental au commerce.
Puis vient John Locke, philosophe anglais et ardent partisan de Dieu (et actionnaire de la Banque d’Angleterre), qui voit dans le droit de propriété le salut de l’individu. Celui qui peut subvenir à ses besoins ne peut être l’esclave de quiconque. La liberté associée au droit de propriété sera consacrée dans plusieurs constitutions, dont celle des États-Unis. Le Canada, comme la plupart des pays du Commonwealth, ne le fera jamais afin de ne pas compromettre les pouvoirs du Parlement et du roi. Or, dit Locke, un individu est en mesure de démontrer son droit de propriété par son labeur. En quelques mots, la liberté est associée au droit d’extraire par son occupation du sol (qu’on peut d’ailleurs s’approprier par prescription). On retiendra de sa pensée que c’est par l’action qu’on valorise le sol, c’est-à-dire qu’on lui donne une valeur, en le « travaillant », et qu’il s’agit là d’un acte de liberté, fondamental à l’exercice du capitalisme.
Encore aujourd’hui, un terrain n’a de valeur qui si on peut attribuer un prix à ce qu’on peut en extraire.
Ainsi, posséder une forêt n’est pas un acte de valorisation du sol, car on ne peut rien en tirer. Mais couper la forêt implique de tirer un prix des arbres coupés. Il y a, ce faisant, valorisation du sol au sens où l’entendent John Locke et la plupart des propriétaires actuels.
Au fil des siècles, d’innombrables lois d’ordre social sont venues limiter et encadrer les droits d’extraire et d’exclure. La raison ? L’impossibilité évidente de soutenir sans fin une croissance dite non durable des PIB sans nuire à la survie de l’espèce et des ressources. Encore une fois, le droit s’adapte. Mais jusqu’où s’est-il adapté ?
Si Newton vivait de nos jours, il est vraisemblable qu’il prendrait acte de la situation, comme le GIEC et la multitude de scientifiques qui, après analyse des faits, sonnent l’alarme. Mais les res nullius et le droit d’extraire et d’exclure sont coriaces. Mais ils sont nés alors que la population terrestre avoisinait les 500 millions d’individus et que leur survie ne passait pas par la protection de l’environnement.
Qu’en est-il maintenant face à une population de près de huit milliards d’individus ? Est-il temps de modifier le modèle économique et d’ajuster le modèle juridique ? Si le droit, encore une fois, suit le modèle scientifique, la question ne se pose pas. Dans les faits, la réponse est connue de tous et le droit ne tarde jamais beaucoup à reconnaître les faits.
D’ailleurs, alors que le droit présentait il y a quelques années la propriété comme un droit fondamental, il présente maintenant le logement comme un tel droit et, signe des temps nouveaux, attribue maintenant à l’environnement le titre de valeur fondamentale, une évidence qu’il était inutile de nommer avant les révolutions industrielles. Le déclassement actuel de la propriété privée constitue vraisemblablement une phase transitoire vers une reconnaissance accrue de la toute-puissance de la Nature.
Mais le temps presse. Et la véritable question qu’il faut maintenant se poser est, à mon avis, la suivante : à qui appartient le contrôle du temps qu’il nous reste ? Dans les faits, ce ne sont plus les res nullius qui posent le plus grand problème, mais plutôt le temps que nous prendrons à dominer ce que nous avons inventé et à conjuguer les impératifs environnementaux avec les conséquences parfois irrémédiables de l’exercice du droit de propriété sur notre survie collective.
Cet article a originellement été publié dans La Presse Plus, le 7 octobre 2022, section DÉBATS, écran 4. Pour consulter la version originale, cliquez ici.